Prendre un antidépresseur pour une dépression bipolaire, c’est comme essayer d’éteindre un feu avec de l’essence. Ça peut sembler logique au début - on veut soulager la tristesse, la fatigue, l’impuissance. Mais dans le trouble bipolaire, cette approche peut déclencher une tempête bien plus dangereuse : une manie, un épisode mixte, ou pire, une spirale de cycles rapides qui rendent la vie ingérable.
La plupart des gens pensent que la dépression, c’est la dépression. Que si quelqu’un est triste, fatigué, sans motivation, il faut lui donner un antidépresseur. C’est ce qu’on fait pour la dépression unipolaire - et ça marche bien. Mais dans le trouble bipolaire, les choses sont différentes. Les études montrent que les antidépresseurs n’ont qu’un effet minime sur la dépression bipolaire. Le nombre de patients à traiter pour en voir un répondre (NNT) est de 29,4. C’est-à-dire qu’il faut traiter 29 personnes pour en aider une seule. Et pendant ce temps, 12 % d’entre elles vont basculer en manie ou hypomanie. C’est un risque bien plus élevé que ce que la maladie fait naturellement sans traitement.
Les données du projet STEP-BD, l’une des plus grandes études jamais menées sur le trouble bipolaire, révèlent que 10,7 % des patients traités uniquement avec des stabilisateurs de l’humeur ont connu un changement de polarité. Avec les antidépresseurs, ce chiffre monte à 12 %. Autrement dit, l’effet bénéfique est presque nul, mais le risque est là. Et dans certains cas - surtout si la personne a déjà eu une manie déclenchée par un antidépresseur - le risque grimpe à 30 % ou plus.
Tous les antidépresseurs ne sont pas égaux. Les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), comme la sertraline ou l’escitalopram, sont souvent considérés comme « moins risqués ». Mais même eux provoquent une manie chez 8 à 10 % des patients bipolaires. Les antidépresseurs tricycliques, comme l’amitriptyline, sont bien plus dangereux : jusqu’à 25 % des patients basculent. Les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline (IRSN), comme le venlafaxine, ne sont pas mieux. Ils sont souvent évités pour cette raison.
Le bupropion (Wellbutrin) est parfois cité comme une alternative plus sûre, car il agit sur la dopamine et la noradrénaline, pas sur la sérotonine. Certains cliniciens l’utilisent en cas de fatigue extrême ou d’anhédonie sévère. Mais même lui n’est pas sans risque. Une étude de 2024 dans l’International Journal of Neuropsychopharmacology montre que le risque reste présent, surtout chez les patients ayant déjà eu des épisodes rapides ou mixtes.
Le danger n’est pas seulement une manie soudaine. C’est aussi la transformation du trouble en une maladie plus instable. Les antidépresseurs peuvent transformer un trouble bipolaire lent en un trouble à cycles rapides - où les patients passent de la dépression à la manie plusieurs fois par an. Une étude de 2006 de Michael Gitlin a montré que l’usage d’antidépresseurs augmente le risque de cycles rapides de 2,1 fois. Une autre étude de 2008 de Baldessarini a révélé que les patients sous antidépresseurs ont 1,7 fois plus d’épisodes que ceux qui ne les prennent pas.
Et puis il y a le suicide. Certains retours de patients dans des groupes de soutien comme la DBSA (Depression and Bipolar Support Alliance) racontent que les antidépresseurs les ont sauvés. D’autres décrivent une chute brutale : une seule prise de sertraline, et 3 semaines de manie, avec hospitalisation, délire, comportements à risque. Les études sont contradictoires : certaines montrent une réduction du suicide avec les antidépresseurs, d’autres, au contraire, un pic de risque pendant les épisodes mixtes - quand la dépression et l’agitation coexistent. Et dans ces cas, les antidépresseurs peuvent aggraver la confusion, l’impulsivité, la colère. C’est une bombe à retardement.
Depuis 2003, la FDA a approuvé quatre traitements spécifiques pour la dépression bipolaire - et aucun n’est un antidépresseur. Ce sont :
Ces médicaments agissent comme des stabilisateurs de l’humeur avec un effet antidépresseur. Ils ne provoquent pas de manie. Ils n’accélèrent pas les cycles. Ils agissent sur les circuits cérébraux impliqués dans les deux pôles du trouble. Et contrairement aux antidépresseurs, ils sont conçus pour ce problème précis.
Les lignes directrices internationales - comme celles de la Société internationale du trouble bipolaire (ISBD) en 2022 - disent clairement : évitez les antidépresseurs en monothérapie. Et même en association, ils ne doivent être utilisés que dans des cas très spécifiques :
Et même dans ces cas, la surveillance est stricte. Il faut des rendez-vous hebdomadaires pendant les 4 premières semaines. Il faut surveiller les signes subtils : sommeil réduit, discours plus rapide, impulsivité, grandiloquence, irritabilité. Un seul de ces signes, et l’antidépresseur doit être arrêté immédiatement.
Malgré les preuves, les antidépresseurs sont encore prescrits dans 50 à 80 % des cas de trouble bipolaire. Dans les cabinets privés, c’est encore plus fréquent. Un sondage de 2021 montre que seulement 30 % des psychiatres en pratique courante suivent les recommandations de l’ISBD. Dans les centres universitaires, c’est 65 %. Pourquoi cette divergence ?
Parce que les patients demandent. Parce que les médecins n’ont pas le temps d’expliquer les risques. Parce que les antidépresseurs sont familiers, bon marché, et que les alternatives - comme la lurasidone - sont chères, ou difficiles à obtenir. Et parce que beaucoup de médecins n’ont pas été formés à reconnaître les signes de bipolarité. Une étude de 2003 montre que 40 % des patients bipolaires sont d’abord diagnostiqués comme dépressifs unipolaires. Et une fois qu’un antidépresseur est prescrit, il est difficile de l’arrêter - même si ça déclenche une manie.
Si vous avez un trouble bipolaire et qu’on vous prescrit un antidépresseur, posez ces questions :
Si vous répondez oui à l’une de ces questions, demandez un deuxième avis. Ne prenez pas l’antidépresseur sans un plan clair d’arrêt. Et si vous commencez à vous sentir « trop bien », trop énergique, trop sûr de vous, trop irritable - arrêtez de penser que c’est une amélioration. C’est peut-être le début d’une manie.
Les chercheurs commencent à identifier des marqueurs génétiques qui pourraient prédire qui risque de basculer. Par exemple, une variante du gène 5-HTTLPR (le « LL ») semble augmenter le risque de manie après antidépresseur de 3,2 fois. Dans 5 à 10 ans, un simple test salivaire pourrait dire si un patient est à risque - et éviter de lui prescrire un médicament qui pourrait le détruire.
Des traitements nouveaux sont aussi en développement : l’esketamine (spray nasal) a montré 52 % de réponses en dépression bipolaire, avec seulement 3,1 % de manie. Des molécules qui combinent effet antidépresseur et stabilisateur sont en essais cliniques. Le futur n’est pas dans les antidépresseurs. Il est dans des traitements conçus pour le trouble bipolaire - pas pour la dépression ordinaire.
Le trouble bipolaire n’est pas une dépression plus grave. C’est une maladie différente. Et traiter une maladie différente avec les mêmes outils, c’est comme utiliser un marteau pour planter un clou… puis se demander pourquoi le mur s’effondre.
Marcel Schreutelkamp
24 11 25 / 06:49Franchement, j’ai vu un pote passer de ‘je peux pas me lever’ à ‘je vais créer une start-up qui va révolutionner l’humanité’ en 3 jours après un simple ISRS… Et non, il était pas ‘motivé’, il était en manie pure. Les doc’ nous disent ‘ça va bien’, mais ils ont jamais vécu ça en direct. Le pire ? C’est que personne ne le croit quand il dit ‘j’ai eu un délire à cause d’un médicament’. On lui dit ‘t’as juste eu un coup de boost’…